Vous l’avez sans doute aperçue dans un de ces débats byzantins dont la télé publique raffole. Le visage orné d’un petit sourire en coin, elle vient faire méthodiquement, et sur leur terrain, la leçon à des docteurs en sciences humaines ou divines. C’est Gros-Jean qui remontre à son curé, encore que Caroline Fourest ne fréquente probablement pas son curé, et de toute façon, ne traite pas avec les subalternes : elle préfère tancer le Pape qui, à ses yeux, vérifie le principe de Peter relatif au niveau d’incompétence promis, un jour, à tous ceux qui progressent au sein d’une hiérarchie. Ne doutant de rien, et surtout pas d’elle-même, elle se verrait bien lui faire le catéchisme, en lui tapant sur les doigts pour le punir de « l’évolution rétrograde du Vatican » dont il se serait rendu coupable. Car, autant l’avouer sans ambages : après avoir sacrifié ses plus belles années dans les obscures et moites Archives Secrètes du Vatican à déchiffrer des grimoires poussiéreux, elle peut enfin proclamer « le caractère conservateur de Benoît XVI ». Pensez bien au poids d’une telle accusation quand elle émane ex cathedra d’une « intellectuelle engagée » qui ne se lasse pas de nous rappeler à quel point ses recherches sont empreintes d’une rigueur inquisitoriale à la limite du scrupule et dénuées de tout a priori !
C’est pourtant la même qui évoque « l’envie de ferrailler contre tous les fanatiques (et leurs amis) » qui la meut. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un « fanatique » ? Sur quels critères objectifs peut-on déterminer l’appartenance à cette catégorie de « fanatique » ? Quels sont les signes ostensibles qui permettent de distinguer le croyant fréquentable de l’ignoble « fanatique » qui n’est – soyons réalistes – qu’un « théocrate » en puissance ? Et quelles tentations doit-on vaincre afin de ne pas faillir en devenant « fanatique » ? On aura compris que de telles questions sont trop complexes pour être traitées par n’importe qui (vous, par exemple) : elles appellent le jugement, au cas par cas, de la spécialiste qui a « lu, étudié, comparé », et qui « a écrit de nombreux essais sur l’extrême droite, l’intégrisme (juif, chrétien et musulman), mais aussi contre les préjugés ». Grâce à un flair sans égal, elle débusque le « fanatique » avant de le démasquer, puis le démystifier, et enfin le ridiculiser en public, voire même (note : la locution « voire même » est parfaitement correcte et non une forme redondante) lui faire sauter ses subventions, si affinités. Search and destroy.
Au demeurant, personne ne contestera ici (d’autant moins que les commentaires sont fermés) l’existence, au sein de chaque religion – chrétienne, israélite, mahométane, hindouiste, raélienne… – de franges extrémistes, qui se rêvent en bras séculier d’un Dieu passablement courroucé par les mécréants qui surpeuplent la planète. On pourra – par convenance – user à leur encontre du qualificatif « intégriste », bien que ce terme souffre d’une définition assez floue et, par conséquent, peut renvoyer à des attitudes très variables allant du groupe de prière au commando terroriste. Cette amplitude fluctue selon l’endroit où l’on place le curseur qui indique le seuil de l’intégrisme. Problème : Caroline (que dorénavant j’appellerai par son petit nom, pour faire plus cool) en arrive à marquer du sceau de l’infamie la majorité des croyants, quoiqu’elle s’en défende. En s’étant donné la mission de « redessiner cette ligne de fracture » qui sépare « les théocrates de toutes les religions aux démocrates de toutes sensibilités, croyants ou agnostiques », elle a entrepris un travail de discrimination entre les bons et les méchants, œuvre qui réclame rien de moins que l’aptitude à sonder les reins et les cœurs.
Un brin manichéen, ce comportement offre néanmoins l’avantage de faciliter pas mal l’effort intellectuel ordinairement réclamé par toute confrontation d’idées. En effet, on ne dialogue pas avec l’ennemi : on le taille en pièces – cette engeance n’est que mensonge, ruse et complot, ne l’oublions pas. Commencer à l’écouter, c’est se montrer au mieux naïf, au pire complice. Aussi, il conviendra d’user de tous les moyens possibles – la fin justifie les moyens – afin que son pouvoir de nuisance soit annihilé et que l’état de droit soit préservé de ses manigances diaboliques. Car, si Superman parvient à nous sauver des griffes de Lex Luthor, il n’est sans doute pas en mesure de lutter contre les entreprises de propagande moyenâgeuse de l’hydre fondamentaliste. Ça, c’est Caroline qui s’en charge. Au prix de menues entorses à la vérité…
Et des ennemis, elle en possède à peu près partout ; conséquence d’un courage incontestable doublé d’un sentiment d’omniscience qu’elle peine à dissimuler. Une tendance incontrôlée à s’insurger l’envoie sur tous les fronts : les ennemis de ses ennemis prendront, eux aussi ! In medio stat virtus. Et l’incarnation de ce juste milieu, c’est Caroline. Au-delà, c’est la droite qui verse dans le « complotisme » et les « amalgames » ; en deçà, c’est la gauche qui fournit les « idiots utiles de l’intégrisme ». En revanche, on ne lui connaît pas d’opposants au sein du Grand Orient de France, l’armée des ombres d’une laïcité sans concessions. Avec les frères, elle veille sur cette dernière comme des gouapes nerveuses qui voudraient préserver la virginité de leur sœur.
Dans un style ampoulé qu’elle affectionne, elle nous offre, sans le vouloir, une belle définition du politiquement-correct, avec une formule à graver dans le marbre : « un équilibre fragile, sans cesse renégocié, entre la nécessité de protéger les minorités de l’incitation à la haine et le respect de la liberté d’expression, sans qui cette protection devient une censure ». La langue de bois a ses adeptes… Mais peut-être que le concept de « minorité » vous est un peu étranger ? N’y entre pas qui veut : tout groupe minoritaire ne recevra pas pour autant ce label. La taille des effectifs ne suffit pas ; on doit, en outre, présenter des gages de souffrances endurées, de mépris reçu, de brimades subies. Par exemple, si vous êtes catholique pratiquant, ne pensez pas que le simple fait que vous ne représentiez qu’un dixième de la population française vous octroie de facto l’immunité morale habituellement accordée aux minorités. Ce serait faire peu de cas de tous les crimes perpétrés par vos odieux ancêtres : suppression de cathares, liquidation de protestants, cuisson de sorcières, etc. On va donc vous laisser sur liste d’attente pendant quelques siècles, ensuite on en rediscutera. Et pour ceux qui n’ont toujours pas intégré à leur comportement social les dernières mises à jour du politiquement-correct, considérez qu’on peut se moquer du pape mais pas des drag-queens. Est-ce plus clair comme ça ?
À lire Caroline, on constate rapidement qu’elle construit ses textes anticléricaux – l’anticléricalisme light des pseudo experts en éthique – sur des bases lexicales assez réduites. Quelques formules choc – arrangements aléatoires de tics verbaux – émaillent une prose maladroite et nous donnent ainsi à comprendre en quoi sa démarche relève d’une obsession qui conduit une démarche apologétique. En balançant des formules préfabriquées en guise d’argument, du genre « dogme liberticide, essentialiste, raciste ou intégriste », elle ne fait pas vraiment progresser la réflexion, mais se fait plaisir avec un verbiage destiné à habiller de mots ronflants une réaction épidermique. Voilà une technique qui substitue à une démonstration sérieusement construite l’invective pleine d’adrénaline. Son vocabulaire est fait de « théocrates », « intégristes », « réactionnaires », de « fanatisme » et de « dogmatisme », « obscurantiste », « sexiste », « homophobe », « liberticide », « totalitaire », et caetera. L’ennui vient du fait qu’elle use et abuse de termes dont elle ignore généralement la signification exacte. Pour elle, il ne s’agit que de synonymes de « catholique ». Il est bon de préciser que le seul catholicisme qui trouve grâce à ses yeux est conçu comme le fruit d’une lutte des classes à l’intérieur de l’Église. On y a pendu le dernier des théologiens avec les tripes du dernier des curés. En ce qui concerne Dieu, ce dernier est sommé de revoir sa copie : l’air du temps lui demande instamment de prendre acte des acquis sociaux urbi et orbi. Parce que depuis Vatican II – que Caroline doit confondre avec Mai 68 – faisons l’amour, pas la théologie, et la chienlit c’est le pape !
Ce qui pose problème, bien plus que cette approximation conceptuelle ou encore l’esprit pesant dont elle fait preuve quand elle s’essaie à l’humour caustique, c’est l’avalanche de contre-vérités qui jonchent la plupart de ses prises de position à l’encontre du pape et de ses supposées visées rétrogrades. Il suffit de prendre un de ces articles et d’en examiner chacune des affirmations qui le charpentent. Force est de constater que les faits y sont plus rares que les jugements péremptoires et que les insinuations non démontrées rivalisent avec de grossières erreurs factuelles.
Concentrons notre attention sur un de ses billets et ôtons-lui son maquillage. Sans fard, sa vérité perd cruellement de son sex-appeal. On la découvre bien pauvre une fois qu’on la dépouille de ses postiches bon marché comme ces « catholiques de gauche placardisés » (c’est bien mal connaître la réalité dans les diocèses français), le concile Vatican II mis « en lambeaux » (d’après quel texte de référence ?), ou tout ce délire qui confond opportunément théologie et politique. Pourtant, la verroterie rutilant d’arguments transversaux – qui tentent de disqualifier un adversaire au moyen d’amalgames douteux – réussit malgré tout à capter du chaland, notamment quand celui-ci se montre peu regardant sur la marchandise. On vous trouvera toujours un cousin facho ou un arrière-grand-oncle légitimiste pour révéler le ligueur sournois qui sommeille en vous. Ne perdons pas de vue la thèse à asseoir : Benoît XVI a enclenché la marche arrière à destination du Moyen-Âge, et s’apprêterait à embrayer vers le temps béni des bûchers et des autodafés.
Je lis ainsi que pape aurait réintégré les évêques ordonnés par Mgr Lefèbvre en 1988. Et par conséquent, la Fraternité Saint-Pie X reviendrait « dans le giron de l’Église ». Tout faux ! Pour expliquer brièvement, disons qu’il s’est agi de la levée d’une peine canonique qui ne dispense absolument pas les personnes concernées de clarifier les questions théologiques – et non politiques, faut-il le savoir – qu’elles contestent depuis le dernier concile, dans le cas où elles désireraient rentrer dans une pleine communion avec la communauté catholique. Aujourd’hui, les lefebvristes demeurent dans leur situation ecclésiale d’après le schisme.
Plus loin, j’apprends encore que des « théologiens de la libération » auraient été excommuniés. J’aurais aimé avoir des noms… ou même un seul. Le hic, c’est que Rome n’a pas ce goût de la mise au ban que possède Caroline. Aucun membre de la Curie n’a besoin de se livrer à cette activité pour régler son loyer ; personne à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi n’est payé au mérite, en fonction du nombre de condamnations prononcées. Concernant la Théologie de la Libération, ni Hélder Câmara ni Gustavo Gutiérrez n’ont été excommuniés : ils ont même été faits docteurs honoris causa de plusieurs universités catholiques occidentales. Et Leonardo Boff non plus, bien qu’il ait abandonné le ministère sacerdotal. Ce qui signifie qu’aucun théologien de ce courant n’a été mis à la porte de l’Église catholique romaine. En matière d’excommunication, il y a bien eu le cas épineux de Tissa Balasuriya, effectivement excommunié – à cause de questions théologiques qui intéressent peu notre amie – puis réintégré, comme quoi l’Inquisition n’est plus ce qu’elle était… Hans Küng et Eugen Drewermann continuent leurs vitupérations lucratives contre Rome, sans crainte de se voir, un jour, transformer en méchoui sur la place du village. Et Jacques Gaillot a seulement été invité à poser sa cathèdre dans le désert de Parthénia, histoire de se refaire une santé au soleil. Nouveau coup d’épée dans l’eau de la part de Caroline…
Je ne résiste pas à la tentation de souligner que parler de « modernisme » à propos de ces controverses relève d’un anachronisme évident. La controverse moderniste renvoie au tout début du XXème siècle et au décret Lamentabili de Pie X. De leur côté, les lefebvristes reprennent eux aussi ce qualificatif, mais pour l’appliquer à l’Église post-conciliaire. Ceci montre qu’en matière de théologie, progressistes et intégristes partagent une vision commune, caricaturale et dualiste de la Tradition.
La messe en latin – messe « selon l’édition de 1962 du missel romain » serait plus juste puisque l’actuel ordo missae a son édition typique en latin – serait réhabilitée. Dès lors, le célébrant pourrait officier en étant tourné vers l’Orient, plutôt que « vers les fidèles ». Bon, par où commencer ? La tête finit par m’en tourner face à ce cours de liturgie manifestement dispensé par une enseignante très mal informée en la matière. Répondons, pour débuter, que la messe dite « de Saint-Pie V » reste une forme extraordinaire, même si les possibilités de la célébrer ont été élargies. Ensuite, nul texte de mise en œuvre de la réforme liturgique (Sacrosanctum Concilium 36 et 54, ou les textes ultérieurs fournissant des instructions pratiques) n’a disposé que le prêtre devait passer de l’autre côté de l’autel. C’est une instruction non contraignante. Le célébrant peut continuer, comme cela se fait dans la plupart des religions, à prier dans la même direction que les fidèles. Cet argument du prêtre « dos au peuple » illustre parfaitement la façon dont certains commentateurs pauvrement formés incorporent des contresens à leurs propos, avant d’y joindre des revendications oiseuses.
Benoît XVI, l’ancien panzerkardinal Ratzinger, digne héritier de Tomás de Torquemada au tribunal de la Sainte Inquisition qui n’avait changé que de nom, n’aurait de cesse de réaffirmer le « dogme au détriment de l’œcuménisme ». Manifestement, Caroline se lance dans un jonglage verbal hasardeux : ces termes sonnent bien à son oreille et cela suffit amplement pour son bidouillage. D’après elle, « dogme » signifie : position morale rigide et conservatrice. Et « œcuménisme » est plus ou moins synonyme de Woodstock. Inévitablement, l’un et l’autre s’opposent puisqu’il s’agit de faire table rase d’un passé honni. Le programme est simple : être fidèle au Christ à l’insu de son plein gré. Cependant, cette manière d’user d’un vocabulaire moins pour son sens véritable qu’en vertu de sa musicalité convient davantage à la poésie qu’à un journalisme qui se prend – très – au sérieux. Un tant soit peu de la rigueur ici alléguée devrait l’inciter à apprendre à maîtriser un langage dont elle se sert à tort et à travers. Surtout à tort. Un dogme est une vérité de foi exposée aux croyants ; aussi, sauf à imaginer que Dieu retourne sa veste quand elle devient trop poussiéreuse, la foi, dans ses expressions, n’a pas à changer. De plus, tout ce qui est dogmatique n’est point éthique, et tout ce qui est éthique n’est point dogmatique. Merci pour eux. Et l’œcuménisme ne vise pas à pacser Jésus avec Shiva, mais à travailler en faveur de l’unité des Chrétiens.
Elle continue, malgré tout, à enfiler des perles… Et à promener sa morgue partout où l’espace public la laisse nous alerter face au péril obscurantiste : des réseaux fidéistes fomenteraient des complots contre les libertés individuelles et les langues vernaculaires. Sa lubie, rien ne semble pouvoir l’en détourner, et surtout pas des arguments venant d’en face, puisqu’elle ne se résoudra jamais à considérer comme admissibles les propos pollués de superstition que les sbires du pape peuvent lui tenir. Leur servilité à l’égard de leurs chefs prouve à quel point ils ont définitivement quitté le stade de la rationalité. Il est patent qu’à ses yeux ils ne peuvent qu’être soit stupides soit rusés, en tout cas peu susceptibles d’éveiller chez elle le commencement de ce qu’on appelle le respect. Elle évoque une forme de solidarité avec les quelques catholiques honteux qui contestent à peu près tout de la doctrine de leur Église, jugeant probablement leur combat proche du sien. En résumé : elle s’est donné la mission de torpiller les visées maléfiques des clercs qui essaient, ni plus ni moins, de nous renvoyer vers les heures sombres du catholicisme ante-conciliaire. Ne s’embarrassant pas de finasseries métaphysiques, elle se sert compulsivement d’à-peu-près qui lui tiennent lieu de science. Mais les procès d’intention qu’elle intente virent au fiasco lorsqu’on prend la peine de juger sur pièces. On voit alors l’intellectuelle engagée se prendre les pieds dans le tapis. Il lui en faudrait plus pour se remettre en question, pourtant. D’aucuns la jugent suffisante. Elle me semble plutôt insuffisante. Très insuffisante…
Sinon, je voulais ajouter un truc, mais j’ai oublié quoi.